À longue échéance, quelque chose de merveilleux allait se produire.
À brève ou moyenne échéance, quelque chose d’horrible allait se produire.
C’est comme la différence entre découvrir une nouvelle étoile magnifique dans le ciel d’hiver et se trouver réellement tout près de la supernova. Comme la différence entre la beauté de la rosée du matin sur une toile d’araignée et la condition de mouche.
C’était quelque chose qui n’aurait normalement pas dû se produire avant des millénaires.
Mais qui allait se produire maintenant.
Qui allait se produire au fond d’un placard désaffecté dans une cave délabrée des Ombres, le quartier le plus ancien et le plus mal famé d’Ankh-Morpork.
Ploc.
Un bruit moelleux de première goutte de pluie sur un siècle de poussière.
« On pourrait peut-être s’arranger pour qu’un chat noir croise son cercueil.
— Il n’a pas de cercueil ! gémit l’économe dont la raison menaçait toujours de basculer.
— D’accord, alors on va lui acheter un beau cercueil tout neuf et après on le fait croiser par un chat noir ?
— Non, c’est idiot, ça. Faut qu’on lui fasse pisser de l’eau.
— Quoi ?
— Pisser de l’eau. Les non-morts ne peuvent pas faire ça. »
Les mages, entassés dans le bureau de l’archichancelier, méditèrent profondément sur cette information fascinante.
« Z’êtes sûr ? fit le doyen.
— C’est bien connu, répliqua tout net l’assistant des runes modernes.
— Il pissait tout le temps de son vivant, rétorqua le doyen, dubitatif.
— Mais plus depuis qu’il est mort.
— Ouais ? Ça se tient.
— Passer de l’eau, rectifia soudain l’assistant des runes modernes. C’est passer de l’eau. Pardon. Ils ne peuvent pas traverser de l’eau courante.
— Ben, moi non plus je ne peux pas traverser de l’eau courante, fit le doyen.
— Mort-vivant ! Mort-vivant ! » L’économe commençait à craquer.
« Oh, arrêtez de le taquiner, dit l’assistant en tapant dans le dos de l’homme pris de tremblements.
— Ben non, moi, je ne peux pas, répéta le doyen. Je coule.
— Les morts-vivants ne peuvent pas traverser l’eau courante, même sur un pont.
— Et puis, est-ce qu’il est tout seul, hein ? Est-ce qu’on ne va pas être envahis par d’autres comme lui, hein ? » fit l’assistant.
L’archichancelier tambourina des doigts sur son bureau.
« Des morts qui s’baladent partout, c’est pas hygiénique », dit-il.
Ce qui fit taire tout le monde. Personne n’avait envisagé le problème sous cet angle, et seul Mustrum Ridculle pouvait le faire.
Mustrum Ridculle était, selon les points de vue, le pire ou le meilleur archichancelier qu’ait connu l’Université en cent ans.
D’abord, il avait trop de présence. Il n’était pas franchement gros, non, mais il avait une de ces fortes personnalités qui envahissent tout l’espace disponible. Il finissait son dîner complètement soûl, une pratique parfaitement honorable pour un mage. Mais ensuite il retournait dans sa chambre pour y jouer aux fléchettes toute la nuit et repartait à cinq heures du matin chasser le canard. Il criait sur tout le monde. Il essayait d’enjôler ses collègues pour qu’ils suivent son exemple. Et c’est tout juste s’il portait des robes correctes. Il avait décidé madame Panaris, l’intendante redoutée de l’Université, à lui confectionner une espèce de tailleur-pantalon bouffant d’un bleu et d’un rouge criards ; deux fois par jour, les mages stupéfaits le regardaient courir à petites foulées décidées autour des bâtiments de l’Université, son chapeau pointu de mage solidement attaché sur la tête par une ficelle. Il leur lançait des cris joyeux, parce que la particularité des individus dans le genre de Mustrum Ridculle, c’est de croire dur comme fer qu’on aimerait les imiter si seulement on voulait bien essayer.
« Peut-être qu’il va mourir, espéraient-ils entre eux tandis qu’ils le voyaient s’escrimer à briser la croûte à la surface de l’Ankh pour une trempette matinale. Tous ces exercices bons pour la santé, ça doit être malsain pour lui. »
Des anecdotes revenaient aux oreilles de l’Université. L’archichancelier avait tenu deux reprises à poings nus contre Détritus, le gigantesque troll à tout faire du Tambour Rafistolé.
L’archichancelier avait affronté au bras de fer le bibliothécaire à la suite d’un pari ; bien sûr, il n’avait pas gagné, mais il lui restait quand même son bras après la rencontre. L’archichancelier voulait que l’Université forme sa propre équipe de football pour le grand match du jour du Porcher.
Intellectuellement, Ridculle conservait son poste pour deux raisons. D’abord, il ne changeait jamais, jamais, d’avis sur rien. Ensuite, il lui fallait plusieurs minutes pour comprendre toute nouvelle idée qu’on lui soumettait, ce qui est une qualité chez un chef, car l’idée qu’on essaye encore d’expliquer après deux minutes est sûrement importante mais celle qu’on laisse tomber au bout de quelques secondes est presque toujours une broutille pour laquelle on devrait s’abstenir d’embêter le monde.
On aurait dit qu’il y avait davantage de Mustrum Ridculle que ne pouvait raisonnablement en contenir un seul corps.
Ploc. Ploc.
Dans le placard sombre de la cave, toute une étagère était déjà pleine.
Il y avait exactement autant de Vindelle Pounze que pouvait en contenir un seul corps, et il le pilotait prudemment dans les couloirs.
Je ne m’attendais pas à ça, songeait-il. Je ne mérite pas un truc pareil. On a dû faire une erreur quelque part.
Il sentit un courant d’air frais sur sa figure et s’aperçut qu’il avait titubé jusqu’à l’air libre. Devant lui se dressaient les portes de l’Université, verrouillées.
Vindelle Pounze se sentit soudain terriblement claustrophobe. Il avait attendu son propre décès des années durant, c’était arrivé, et voilà qu’il se retrouvait coincé dans ce… dans ce mausolée en compagnie d’une bande de vieux débiles, alors qu’il aurait dû passer le restant de sa vie à l’état de mort. Bon, tout d’abord, sortir et se mettre fin à soi-même…
« B’soir, m’sieur Pounze. »
Il se retourna tout doucement et reconnut la petite silhouette de Modo, le jardinier nain de l’Université, assis dans la pénombre en train de fumer sa pipe.
« Oh. Salut, Modo.
— Paraît qu’on vous a cru mort, m’sieur Pounze.
— Euh… oui. Je l’étais.
— À c’que j’vois, vous vous en êtes remis, alors. »
Pounze hocha la tête et fit d’un regard sombre le tour de l’enceinte. On fermait les portes de l’Université à clé tous les soirs au coucher du soleil, ce qui obligeait les étudiants et le personnel enseignant à faire le mur. Il doutait fort qu’il en soit capable.
Il serra et desserra les poings. Oh, bon…
« Il n’y a pas d’autre porte par ici, Modo ? demanda-t-il.
— Non, m’sieur Pounze.
— Bon, où est-ce qu’on va en ouvrir une ?
— ’mande pardon, m’sieur Pounze ? »
Suivit un bruit de maçonnerie torturée : un trou vaguement de la forme de Pounze venait de s’ouvrir dans le mur. La main de Vindelle réapparut et récupéra son chapeau.
Modo ralluma sa pipe. On voit des tas de trucs intéressants dans ce boulot, se dit-il.
Dans une ruelle, momentanément hors de vue des passants, un certain Raymond Soulier, mort de son état, regarda d’un côté puis de l’autre, sortit un pinceau et un pot de peinture de sa poche puis traça sur le mur les mots suivants :
MORTS, OUI ! ENTERRÉS, NON !
… Et s’enfuit en courant, ou du moins se sauva en titubant à toutes jambes.
L’archichancelier ouvrit une fenêtre sur la nuit.
« Écoutez », dit-il.
Les mages écoutèrent.
Un chien aboya. Quelque part, un voleur siffla ; on lui répondit d’un toit voisin. Au loin, un couple se livrait à une scène de ménage propre à donner envie à tout le quartier d’ouvrir les fenêtres, d’écouter et de prendre des notes. Mais ce n’étaient là que des thèmes principaux par-dessus le bourdonnement permanent de la cité. Ankh-Morpork ronronnait dans sa traversée de la nuit, en route vers l’aube, telle une immense créature vivante, mais ce n’est évidemment qu’une métaphore.
« Ben quoi ? fit le major de promo. Je n’entends rien de spécial.
— C’est ça, justement. Des dizaines de personnes meurent à Ankh-Morpork tous les jours. Si elles s’étaient toutes mises à revenir comme le pauvre vieux Vindelle, vous croyez pas qu’on le saurait ? Ça ferait un d’ces chambards. Plus que d’habitude, j’veux dire.
— Des morts-vivants, il y en a toujours quelques-uns à se balader, fit le doyen d’un air dubitatif. Les vampires, les zombis, les banshees, tout ça.
— Oui, mais c’est des morts-vivants plus normaux, objecta l’archichancelier. Ils savent y faire. Ils sont nés comme ça.
— On ne naît pas pour être mort-vivant, fit observer le major de promo[3].
— C’est traditionnel, j’veux dire, répliqua sèchement l’archichancelier. Là où j’ai grandi, y avait des vampires très respectables. Ils étaient dans leur famille depuis des siècles.
— Oui, mais ils boivent du sang, fit le major de promo. Je n’appelle pas ça respectable, moi.
— J’ai lu quelque part qu’ils n’ont pas vraiment besoin de vrai sang, intervint le doyen, désireux d’apporter sa contribution. Ils ont juste besoin de quelque chose qui se trouve dans le sang. Des hémogobelins, je crois que ça s’appelle. »
Les autres mages le dévisagèrent.
Le doyen haussa les épaules. « Est-ce que je sais, moi ? fit-il. Des hémogobelins. C’est ce que j’ai lu. Ç’a un rapport avec le fer qu’on a dans le sang.
— Moi, je n’ai pas de gobelins de fer dans le sang, ça, j’en suis sûr, dit le major de promo.
— Au moins, les vampires, c’est mieux que les zombis, fit le doyen. Beaucoup plus de classe. Les vampires ne se baladent pas à tout bout de champ en traînant des pieds.
— On peut changer les gens en zombis, vous savez, intervint l’assistant des runes modernes sur le ton de la conversation. On n’a même pas besoin de magie. Seulement du foie d’un poisson rare et d’extrait d’une espèce particulière de racine. Une cuillerée, et quand on se réveille on est un zombi.
— Quel genre de poisson ? demanda le major de promo.
— Comment voulez-vous que je sache ?
— Comment voulez-vous que n’importe qui le sache, alors ? rétorqua méchamment le major de promo. Est-ce qu’un type s’est réveillé un matin en disant : « Hé, j’ai une idée, je vais changer quelqu’un en zombi, tout ce qu’il me faut, c’est du foie de poisson rare et un bout de racine, suffit de trouver les bonnes espèces » ? Vous voyez d’ici la queue devant la cahute, dites ? Numéro 94 : foie de poisson-zèbre rouge et racine de maniac… marche pas. Numéro 95 : foie d’aiguillette et racine de niguedouille… marche pas. Numéro 96…
— De quoi vous parlez ? demanda l’archichancelier.
— Je voulais juste faire remarquer l’improbabilité intrinsèque de…
— Taisez-vous, le coupa l’archichancelier, terre-à-terre. Moi, il m’semble… Moi, il m’semble… Écoutez, faut qu’la mort fasse son œuvre, pas vrai ? Faut qu’la mort survienne. La vie, c’est ça. On vit, et après on est mort. Ça peut pas s’arrêter comme ça.
— Mais il n’est pas venu chercher Vindelle, rappela le doyen.
— La mort se manifeste tout le temps, fit Ridculle en l’ignorant. Toutes sortes de choses meurent à chaque instant. Même les légumes.
— Mais je ne crois pas que la Mort soit jamais venu pour une pomme de terre, répliqua le doyen, sceptique.
— La Mort vient pour tout », assura l’archichancelier.
Les mages opinèrent sagement du chapeau pointu.
« Vous savez quoi ? fit le major de promo au bout d’un moment. J’ai lu l’autre jour que chaque atome du corps change tous les sept ans. Les nouveaux restent accrochés et les anciens dégringolent. Sans arrêt comme ça. Merveilleux, non ? »
Le major de promo produisait le même effet sur une conversation que de la mélasse bien épaisse sur les pédales d’une montre de précision.
« Oui ? Il leur arrive quoi, aux anciens ? demanda Ridculle, intéressé malgré lui.
— Sais pas. Ils flottent dans l’air, j’imagine, jusqu’à ce qu’ils s’accrochent à quelqu’un d’autre. »
L’archichancelier parut insulté.
« Quoi ? Même à un mage ?
— Oh, oui. À tout le monde. Ça fait partie du miracle de l’existence.
— Ah bon ? À moi, ça m’a l’air d’une hygiène déplorable, répliqua l’archichancelier. Y a aucun moyen d’arrêter ça, j’suppose ?
— À mon avis, non, répondit le major de promo. À mon avis, on n’est pas censé arrêter les miracles de l’existence.
— Mais ça veut dire que tout est fait de tout le reste, conclut Ridculle.
— Oui. N’est-ce pas incroyable ?
— C’est dégoûtant, voilà ce que c’est, trancha Ridculle. Bref, ce que j’voulais dire… Ce que j’voulais dire… » Il marqua un temps, tâcha de se souvenir. « On peut pas abolir la mort comme ça, voilà. La mort, elle peut pas mourir. C’est comme demander à un scorpion de se piquer tout seul.
— À la vérité, fit le major de promo, jamais à court de détails, un scorpion peut…
— Taisez-vous, ordonna l’archichancelier.
— Mais on ne va pas tolérer un mage mort-vivant qui se balade partout, fit le doyen. On ne sait pas ce qui peut lui passer par la tête. Il faut qu’on… qu’on lui mette le holà. Pour son bien.
— Voilà, approuva Ridculle. Pour son bien. Ça devrait pas être trop dur. Doit y avoir des dizaines de façons de contrer un mort-vivant.
— L’ail, fit le major de promo tout net. Les morts-vivants n’aiment pas l’ail.
— Je les comprends. Moi, faut pas m’en parler, dit le doyen.
— Mort-vivant ! Mort-vivant ! » s’exclama l’économe en pointant un doigt accusateur. Les autres l’ignorèrent.
« Oui, et puis il y a les objets sacrés, poursuivit le major de promo. Les morts-vivants courants tombent en poussière dès qu’ils posent le regard dessus. Ils n’aiment pas non plus la lumière du jour. Et en mettant les choses au pire, on les enterre à un croisement. Infaillible, ça. Avec un bon pieu pour être sûr qu’ils ne se relèveront pas.
— Enduit d’ail, dit l’économe.
— Ben, oui. J’imagine qu’on peut l’enduire d’ail, concéda le major de promo à contrecœur.
— Je ne crois pas que ce soit bien d’enduire d’ail un bon pieu, dit le doyen. Un peu de lavande sur les draps, c’est mieux.
— Une brique chaude quand il fait froid, ça c’est chouette, ajouta joyeusement l’assistant des runes modernes.
— La ferme », fit l’archichancelier.
Ploc.
Les gonds de la porte finirent par céder et le contenu du placard se déversa dans la cave.
Le sergent Côlon du Guet d’Ankh-Morpork était de service. Il gardait le pont d’Airain, passage principal entre Ankh et Morpork. Pour qu’on ne le vole pas.
Quand il s’agissait de prévenir le crime, le sergent Côlon trouvait plus sûr de voir grand.
Une école de pensée croyait que le meilleur moyen de passer pour un représentant zélé de la loi à Ankh-Morpork, c’était de patrouiller dans les rues et venelles, soudoyer des indicateurs, filer des suspects et ainsi de suite.
Cette école-là, le sergent Côlon la faisait buissonnière. Non pas, s’empressait-il d’affirmer, parce que vouloir réduire le taux de criminalité à Ankh-Morpork équivalait à vouloir réduire celui du sel dans la mer, et que la seule reconnaissance dont pouvait se prévaloir un représentant zélé de la loi était du type « Hé, ce cadavre, là, dans le caniveau, ça serait pas le bon vieux sergent Côlon ? » mais parce que tout fonctionnaire intelligent et entreprenant d’une police de pointe se devait de toujours garder une longueur d’avance sur le criminel moderne. Un jour, des petits malins allaient forcément vouloir voler le pont d’Airain, et alors ils tomberaient sur le sergent Côlon déjà sur place.
En attendant, c’était un coin tranquille à l’abri du vent où il pouvait griller peinard une cigarette et où il ne verrait sûrement rien qui risquerait de le déranger.
Il se pencha, les coudes sur le parapet, en se posant de vagues questions sur la Vie.
Une silhouette émergea en trébuchant de la brume. Le sergent Côlon reconnut le chapeau pointu d’un mage.
« Bonsoir, sergent, croassa son propriétaire.
— B’jour, v’tronneur.
— Auriez-vous l’amabilité de m’aider à monter sur le parapet, sergent ? »
Le sergent Côlon hésita. Mais le gars, c’était un mage. On courait au-devant de sérieux ennuis quand on n’aidait pas les mages.
« Z’essayez une nouvelle magie, v’tronneur ? demanda-t-il joyeusement en aidant le corps maigre mais étonnamment lourd à grimper sur la maçonnerie effritée.
— Non. »
Vindelle Pounze sauta du pont. Suivit un bruit de succion[4].
Le sergent Côlon se pencha pour voir l’Ankh se refermer lentement.
Ces mages, tout de même. Toujours à mijoter des coups fumants.
Il continua de regarder un moment. Au bout de plusieurs minutes, il se produisit un remous dans l’écume et les débris près de la base d’un des piliers du pont, là où une volée de marches graisseuses s’enfonçait dans le fleuve.
Un chapeau pointu apparut.
Le sergent Côlon entendit le mage monter les degrés à pas mesurés et jurer tout bas.
Vindelle Pounze se retrouva bientôt sur le pont. Trempé comme une soupe.
« Faut aller vous changer, conseilla le sergent Côlon. Vous risquez la crève si vous restez comme ça.
— Ha !
— Les pieds devant une bonne flambée, voilà ce que j’ferais, moi.
— Ha ! »
Le sergent Côlon contempla Vindelle Pounze debout dans sa flaque personnelle.
« Vous avez testé un genre spécial de magie sous-marine, v’tronneur ? hasarda-t-il.
— Pas exactement, sergent.
— Je m’suis toujours demandé comment c’était sous l’eau, reprit le représentant de l’ordre d’un ton encourageant. Les mystères des profondeurs, les créatures étranges et merveilleuses… Ma m’man m’a raconté un truc, une fois, l’histoire d’un p’tit garçon changé en sirène, enfin, pas une sirène, plutôt un siroi, quoi, et il lui est arrivé plein d’aventures sous la m… »
Sa voix s’éteignit peu à peu sous le regard terrible de Vindelle Pounze.
« C’est barbant », conclut Vindelle. Il se retourna et s’en alla en titubant dans la brume. « Très, très barbant. Très barbant, oui. »
Le sergent Côlon se retrouva seul. Il alluma une nouvelle cigarette d’une main tremblante et entreprit de se diriger d’un pas vif vers les quartiers généraux du Guet. Cette figure, se disait-il. Et ces yeux… Tout comme machinchose… le putain d’nain qui tient l’épicerie fine de la rue Câble…
« Sergent ! »
Côlon se figea. Puis il baissa les yeux. Un visage levé le regardait depuis le niveau du sol. Une fois ressaisi, il reconnut les traits anguleux de son vieil ami Planteur Je-m’tranche-la-gorge, l’argument parlant et ambulant du Disque en faveur de la théorie comme quoi l’humanité descend d’une espèce de rongeur. Planteur J.M.T.L.G. aimait se décrire lui-même comme un aventurier du négoce ; pour le reste du monde, c’était plutôt un camelot itinérant dont les méthodes commerciales souffraient toutes d’un petit vice de forme, hélas capital : par exemple quand il essayait de vendre des denrées qu’il ne possédait pas, ou qui ne fonctionnaient pas, voire qui n’existaient pas. L’or des fées a la réputation de s’évaporer au matin, mais c’était une dalle de béton armé comparé à certains articles de la Gorge.
Il se tenait debout au bas de quelques marches qui menaient à l’une des innombrables caves d’Ankh-Morpork.
« Salut, la Gorge.
— Tu veux bien descendre une minute, Fred ? J’aurais besoin d’une petite assistance judiciaire.
— T’as un problème, la Gorge ? »
Planteur se gratta le nez.
« Eh ben, Fred… Est-ce que c’est un délit quand on te donne quelque chose ? J’veux dire, sans que tu l’saches ?
— On t’a donné des trucs, la Gorge ? »
La Gorge hocha la tête. « Chaispas. Tu sais que j’garde des stocks ici ? fit-il.
— Ouais.
— Tu vois, j’suis v’nu faire un brin d’inventaire, et… (il agita une main impuissante) Ben… t’as qu’à j’ter un coup d’œil… »
Il ouvrit la porte de la cave.
Dans le noir, quelque chose fit ploc.
Vindelle Pounze titubait sans but dans une ruelle obscure du quartier des Ombres, les bras tendus devant lui, les mains pendouillant au niveau des poignets. Il ne savait pas pourquoi. Ça lui paraissait la bonne méthode.
Sauter d’un bâtiment ? Non, ça ne donnerait rien non plus. C’était déjà bien assez dur de marcher comme ça, deux jambes cassées n’arrangeraient rien. Le poison ? Il supposa que ça ressemblerait à de très méchants maux d’estomac. La corde ? Se balancer au gré du vent serait sans doute encore plus barbant que rester assis au fond du fleuve.
Il arriva dans une cour répugnante où débouchaient plusieurs ruelles. Des rats détalèrent à sa vue. Un chat poussa un cri strident et fila à toute allure par-dessus les toits.
Alors qu’il se demandait où il était, pourquoi il était et ce qui allait se passer ensuite, il sentit la pointe d’un couteau lui piquer l’épine dorsale.
« D’accord, pépé, dit une voix derrière lui, c’est la bourse ou la vie. »
Dans le noir, les lèvres de Vindelle Pounze s’étirèrent en un sourire horrible.
« J’rigole pas, le vieux, fit la voix.
— Vous êtes de la Guilde des Voleurs ? demanda Vindelle sans se retourner.
— Non, on est… des indépendants. Allez, fais voir la couleur de ton pognon.
— Je n’en ai pas », dit Vindelle. Il se retourna. Il y avait deux autres malfrats en plus du manieur de couteau.
« Nom des dieux, r’gardez-moi ses yeux », fit l’un d’eux.
Vindelle leva les bras au-dessus de sa tête.
« Ouuuuuuuh », gémit-il.
Les malfrats reculèrent. Malheureusement, un mur se dressait derrière eux. Ils s’aplatirent contre.
« OuuuOUUUouuufoutezmoilcampouuUUUuuu », lança Vindelle qui ne s’était pas rendu compte que la seule issue passait à travers lui. Il roula des yeux pour obtenir un meilleur effet.
Fous de terreur, les soi-disant agresseurs lui plongèrent sous les bras, ce qui n’empêcha pas l’un d’eux de planter son couteau jusqu’à la garde dans sa poitrine bombée.
Il baissa les yeux dessus. « Hé ! Ma plus belle robe ! s’exclama-t-il. Je voulais me faire enterrer… Regardez-moi ça ! Vous savez que c’est difficile de repriser de la soie ? Revenez tout de… Regardez-moi ça, là où ça se voit… »
Il tendit l’oreille. Pas d’autre bruit qu’une fuite précipitée qui s’estompait rapidement.
Vindelle Pounze retira le couteau.
« L’aurait pu me tuer », marmonna-t-il en le jetant au loin.
Dans la cave, le sergent Côlon ramassa l’un des objets dans un gros tas par terre.
« Doit y en avoir des milliers, fit la Gorge dans son dos. C’que j’voudrais bien savoir, moi, c’est : qui les a mis là[5] ? »
Le sergent Côlon tourna et retourna l’objet dans ses mains.
« Encore jamais vu un truc pareil », dit-il. Il lui donna une secousse. Sa figure s’éclaira. « Joli, hein ?
— La porte était verrouillée et tout, dit la Gorge. Et j’suis à jour de mes cotisations à la Guilde des Voleurs. »
Côlon secoua encore l’objet. « Chouette, fit-il.
— Fred ? »
Côlon, fasciné, regardait les minuscules flocons de neige tomber dans le petit globe de verre. « Hmm ?
— Qu’est-ce que j’dois en faire ?
— Chaispas. C’est à toi, j’suppose, la Gorge. Mais j’vois pas pourquoi on veut se débarrasser d’ça. »
Il se tourna vers la porte. La Gorge se mit en travers de son chemin.
« Alors ça sera douze sous, annonça-t-il d’une voix doucereuse.
— Quoi ?
— Pour celui que tu viens de t’glisser dans la poche, Fred. »
Côlon pécha le globe au fond de sa poche.
« Allons ! protesta-t-il. Tu viens juste de tomber d’sus ! Ils t’ont pas coûté un sou !
— Oui, mais y a le stockage… l’emballage… la manutention…
— Deux sous, proposa Côlon au désespoir.
— Dix.
— Trois.
— Sept sous… et, là, je m’tranche la gorge, j’te fais remarquer.
— Marché conclu », fit le sergent à contrecœur. Il donna une autre secousse au globe.
« Chouette, hein ? répéta-t-il.
— Une affaire », dit Planteur. Il se frotta les mains avec optimisme. « Ça devrait s’vendre comme des p’tits pains », ajouta-t-il avant d’en rafler une poignée qu’il fourra dans une boîte.
En partant, il referma la porte à clé derrière eux.
Dans le noir, quelque chose fit ploc.
Ankh-Morpork a toujours sacrifié à la belle tradition d’accueillir des visiteurs de toutes races, couleurs et conformations, dès lors qu’ils ont assez d’argent à dépenser et un billet retour.
Selon la célèbre brochure de la Guilde des Marchands, Byen-venue à Ankh-Morporke, Cytée aux mille Surpryses, « le visiteur est arsuré d’un acceuil chaleureux dans les innombrables tavernes et hosteleries de notre antique cité, parmi leskels beaucoup d’établicements spécializés dans la restoration adaptée aux goux des clients orijinaires des contrées lointaines. Que vous soyez umain, trol, nain, gobelin ou gnome, Ankh-Morpork lève son ver joilleux et vous dit : À la vautre ! Sans thé ! Séchez-vous le cul ! »
Vindelle Pounze ne savait pas où les morts-vivants se rendaient pour passer un bon moment. Tout ce qu’il savait, et sans le moindre doute, c’était que, s’ils pouvaient passer un bon moment quelque part, ça devait aussi se trouver à Ankh-Morpork.
Ses pas laborieux le conduisirent plus profondément dans les Ombres. Des pas cependant moins laborieux à présent.
Plus d’un siècle durant, Vindelle Pounze avait vécu entre les murs de l’Université de l’Invisible. En termes d’années cumulées, il avait peut-être vécu longtemps. En termes d’expérience, il ne dépassait pas treize ans d’âge.
Il voyait, entendait et sentait ce qu’il n’avait encore jamais vu, ni entendu ni senti.
Le quartier des Ombres était le plus ancien de la ville. Si on avait pu dresser une espèce de carte en relief du péché, de la vilenie et de l’immoralité totale, un peu comme ces représentations du champ gravitationnel autour d’un trou noir, alors les Ombres auraient donné l’image d’un gouffre, même à Ankh-Morpork. Pour tout dire, le quartier s’apparentait étonnamment au susdit phénomène astronomique bien connu : il exerçait une certaine et puissante attraction, aucune lumière ne s’en échappait, et il pouvait effectivement devenir une porte vers un autre monde. L’autre monde.
Les Ombres, c’était une ville dans la ville.
La foule se pressait dans les rues. Des silhouettes emmitouflées vaquaient furtivement à leurs affaires. Des musiques étranges montaient en serpentant d’escaliers en sous-sol. Ainsi que des odeurs âpres et alléchantes.
Pounze passa devant des épiceries fines de gobelins et des bars de nains d’où s’échappaient des échos de chansons et de bagarres, activités auxquelles les nains se livrent traditionnellement en même temps. Des trolls évoluaient dans la cohue comme… comme de grands promeneurs au milieu de petits promeneurs. Et ils marchaient normalement, sans traîner les pieds.
Vindelle n’avait jusqu’à présent vu de trolls que dans les quartiers les plus chic de la ville[6], où ils se déplaçaient avec la plus extrême prudence, des fois qu’ils occiraient accidentellement un passant à coups de gourdin et qu’ils le mangeraient. Dans les Ombres ils marchaient d’un pas assuré, sans peur, la tête si haute qu’elle dépassait presque leurs omoplates.
Vindelle Pounze, lui, déambulait dans la foule comme une bille tirée au jugé dans un flipper. Ici une explosion de vacarme enfumé le renvoyait d’une pirouette dans la rue, là une porte discrète prometteuse de délices insolites et interdits l’attirait comme un aimant. Il ne savait même pas vraiment de quoi il s’agissait. Quelques dessins devant une entrée engageante éclairée de rose le plongèrent dans une perplexité encore plus grande mais lui donnèrent l’envie furieuse d’en apprendre davantage.
Il se tournait et se retournait, en proie à un étonnement ravi.
Ce quartier ! À moins de dix minutes à pied, quinze en titubant, de l’Université ! Et il avait tout ignoré de son existence ! Tous ces gens ! Tout ce bruit ! Toute cette vie !
Plusieurs passants d’espèces et de formes diverses le bousculèrent. Deux ou trois voulurent lui adresser une remarque, refermèrent bien vite la bouche et filèrent sans demander leur reste.
Ils songeaient : Ses yeux ! On dirait des vrilles. Puis une voix dans l’ombre lui lança : « Salut, mon grand. Tu veux passer un bon moment ?
— Oh, oui ! répondit Vindelle Pounze, ébloui. Oh, oui ! Oui ! » Il se retourna.
« Nom des dieux ! » Il entendit des pas s’enfuir à toute vitesse dans une ruelle.
La figure de Vindelle s’assombrit.
La vie, manifestement, c’était seulement pour les vivants. Peut-être que cette histoire de réintégration de son enveloppe charnelle était une erreur, après tout. Il avait été bête d’imaginer autre chose.
Il fit demi-tour et, sans trop veiller à ce que son cœur continue de battre, rentra à l’Université.
Vindelle traversa péniblement la cour en direction de la Grande Salle. L’archichancelier saurait quoi faire, lui…
« Le voilà !
— C’est lui !
— Attrapez-le ! »
Le fil des pensées de Vindelle se rompit net comme sous le coup de dent d’une couturière. Le mort-vivant se retourna vers cinq figures rougeaudes, inquiètes et surtout familières.
« Oh, salut, doyen, dit-il d’un air malheureux. Et là, c’est le major de promo, non ? Oh, et l’archichancelier, c’est…
— Prenez-lui le bras !
— Ne regardez pas ses yeux !
— Prenez-lui l’autre bras !
— C’est pour votre bien, Vindelle !
— Ce n’est pas Vindelle ! C’est une créature de la nuit !
— Je vous assure…
— Vous lui tenez les jambes ?
— Prenez-lui la jambe !
— Prenez-lui l’autre jambe !
— Vous lui avez tout pris ? » rugit l’archichancelier.
Les mages opinèrent.
Mustrum Ridculle plongea la main dans les vastes replis de sa robe. « Bon, démon sous forme humaine, grogna-t-il, qu’est-ce que tu penses de ça, dis ? Ah-ha ! »
Vindelle loucha sur le petit objet qu’on lui collait d’un geste triomphant sous le nez.
« Ben… euh… fit-il timidement. Je dirais… oui… hmm… oui, l’odeur est très reconnaissable, n’est-ce pas… ? Oui, pas de doute. Allium sativum. L’ail commun des jardins. C’est ça ? »
Les mages le regardèrent. Ils regardèrent la petite gousse blanche. Ils regardèrent à nouveau Vindelle.
« J’ai raison, non ? » dit-il. Il s’efforça de sourire.
« Euh… fit l’archichancelier. Oui. Oui, c’est vrai. » Ridculle chercha quelque chose à ajouter. « Bravo.
— Je vous remercie de votre sollicitude, dit Vindelle. Je vous en suis très reconnaissant. » Il fit un pas en avant. Les mages auraient aussi bien pu essayer de retenir un glacier. « Maintenant je vais aller m’allonger un peu, reprit-il. J’ai eu une longue journée. »
Il entra en titubant dans le bâtiment et suivit en grinçant les corridors jusqu’à sa chambre. Quelqu’un d’autre y avait visiblement emménagé ses affaires, mais Vindelle y remédia en les ramassant d’un seul balayage des bras et en les jetant dans le couloir.
Après quoi il s’étendit sur le lit.
Dormir. Il se sentait fatigué. C’était un début. Mais dormir signifiait perdre le contrôle de son corps, et il doutait que tous les systèmes de son organisme soient déjà parfaitement opérationnels.
Et puis, à la réflexion, avait-il vraiment besoin de dormir ? Il était mort, après tout. La mort, c’est paraît-il comme le sommeil, mais en plus profond. On dit que mourir, c’est comme aller se coucher, seulement, si on ne fait pas attention, des morceaux de soi risquent de pourrir et de tomber.
Qu’est-ce qu’on est censé faire quand on dort, d’ailleurs ? Rêver… Ça n’a pas un rapport avec les souvenirs qu’on met en ordre, quelque chose dans ce goût-là ? Comment s’y prend-on ?
Il fixa le plafond.
« Je n’aurais jamais cru qu’être mort ça posait autant de problèmes », dit-il tout haut.
Au bout d’un moment, un couinement léger mais insistant lui fit tourner la tête.
Au-dessus de la cheminée se trouvait un bougeoir d’ornement en applique sur le mur. Il faisait tellement partie des meubles que Vindelle ne l’avait pas vraiment vu durant les cinquante dernières années.
Il se dévissait. Il tournait lentement sur lui-même en couinant une fois par rotation. Après une demi-douzaine de tours il se détacha du mur et tomba bruyamment par terre.
Les phénomènes inexplicables n’étaient pas en soi inhabituels sur le Disque-monde[7]. Seulement ils rimaient normalement à quelque chose, ou offraient au moins un peu plus d’intérêt.
Rien d’autre n’avait l’air de vouloir bouger. Vindelle se détendit et reprit la mise en ordre de ses souvenirs. Il retrouvait dans le fatras de sa mémoire des détails dont il avait tout oublié.
Il entendit un bref chuchotement dans le couloir, puis la porte s’ouvrit à la volée…
« Attrapez-lui les jambes ! Attrapez-lui les jambes !
— Tenez-lui les bras ! »
Vindelle voulut s’asseoir. « Oh, salut tout le monde, dit-il. Qu’est-ce qui se passe ? »
L’archichancelier, debout au pied du lit, farfouilla dans un sac et sortit un objet volumineux et lourd.
Il le brandit. « Ah-ha ! » s’exclama-t-il.
Vindelle fixa l’objet de ses yeux de myope.
« Oui ? fit-il d’un ton obligeant.
— Ah-ha, répéta l’archichancelier, mais avec un peu moins de conviction.
— C’est une hache symbolique à deux mains du culte d’Io l’Aveugle », dit Vindelle.
L’archichancelier lui lança un regard dérouté.
« Euh… oui, reconnut-il, c’est vrai. » Il jeta la hache par dessus son épaule en manquant emporter l’oreille gauche du doyen et plongea une nouvelle fois la main dans le sac.
« Ah-ha !
— Ça, c’est un beau spécimen de la Dent Magique d’Offler le dieu crocodile, dit Vindelle.
— Ah-ha !
— Et ça… attendez voir un peu… oui, c’est une série assortie de Canards Volants sacrés d’Ordpor l’Insipide. Dites, on se marre bien !
— Ah-ha.
— Ça… ne me dites pas, ne me dites pas… c’est le saint linglong du fameux et sinistre culte de Fuligine, non ?
— Ah-ha ?
— Je crois que celui-là, c’est le poisson tricéphale de la religion du Poisson Tricéphale des Terres d’Howonda.
— C’est franchement ridicule », fit l’archichancelier en laissant tomber le poisson par terre.
Les mages s’affaissèrent. Les objets du culte n’étaient pas un remède si infaillible que ça contre les morts-vivants, après tout.
« Je suis vraiment navré de vous embêter comme ça », dit Vindelle.
La figure du doyen s’éclaira soudain.
« La lumière du jour ! fit-il tout excité. C’est ça qu’il nous faut !
— Attrapez le rideau !
— Attrapez l’autre rideau !
— Un, deux, trois… on y va ! »
Vindelle cligna des yeux dans la lumière solaire qui gagnait peu à peu du terrain.
Les mages retinrent leur souffle.
« Pardon, fit Pounze. Ça n’a pas l’air de marcher. »
Ils s’affaissèrent à nouveau.
« Vous sentez donc rien de rien ? demanda Ridculle.
— Aucune impression de tomber en poussière et d’être emporté par le vent ? fit le major de promo, la voix pleine d’espoir.
— J’ai le nez qui a tendance à peler si je reste trop longtemps au soleil, dit Vindelle. Je ne sais pas si ça peut vous aider. » Il essaya de sourire.
Les mages échangèrent un regard et haussèrent les épaules.
« Sortez », ordonna l’archichancelier. Ils sortirent en groupe.
Ridculle les suivit. Il s’arrêta à la porte et agita un doigt à l’adresse de Vindelle.
« Ce manque de coopération, Vindelle, ça vous avance à rien », dit-il avant de claquer le battant derrière lui.
Quelques secondes plus tard, les quatre vis qui tenaient la poignée de la porte se dévissèrent très lentement toutes seules. Elles s’élevèrent et tournèrent un instant en rond près du plafond, puis elles tombèrent.
Vindelle réfléchit un moment au phénomène.
Des souvenirs. Il en avait à foison. Cent trente ans de souvenirs. De son vivant, il n’arrivait pas à se rappeler le centième de ce qu’il savait, mais maintenant qu’il était mort, l’esprit débarrassé de tout ce qui n’était pas le fil d’argent unique de ses pensées, il retrouvait la moindre chose qu’il avait apprise. Tout ce qu’il avait lu, tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait entendu. Tout était là, soigneusement rangé. Rien n’était oublié. Tout à sa place.
Trois phénomènes inexplicables en une seule journée. Quatre, en comptant son existence prolongée. Vraiment inexplicable, ça.
Une explication s’imposait.
Bah, ça n’était pas son problème. Rien n’était plus son problème désormais, c’était celui des autres.
Les mages s’accroupirent devant la porte de Vindelle Pounze. « Vous avez tout ? s’enquit Ridculle.
— Pourquoi on ne demande pas à des serviteurs de s’en charger ? marmonna le major de promo. Ça manque de dignité.
— Parce que je veux qu’ce soit fait correctement et avec dignité, répliqua sèchement l’archichancelier. S’il faut enterrer un mage à un croisement de routes et lui enfoncer un pieu dans l’corps, c’est à ses collègues de s’en charger. Après tout, on est ses amis.
— C’est quoi, cette chose, d’ailleurs ? lança le doyen en examinant l’outil dans ses mains.
— On appelle ça une pelle, répondit le major de promo. J’ai vu les jardiniers s’en servir. On enfonce le bout aiguisé dans la terre. Après, ça devient un brin technique. »
Ridculle lorgna par le trou de serrure.
« Il se recouche », dit-il. L’archichancelier se remit debout, s’épousseta les genoux et saisit la poignée de porte. « Bon, fit-il. En même temps que moi. Un… deux… »
Modo le jardinier poussait bruyamment une brouette remplie d’émondes de haie vers un feu derrière le bâtiment de recherche de la magie des hautes énergies, lorsqu’une demi-douzaine de mages le dépassèrent à grande vitesse – enfin, grande vitesse pour des mages. Ils portaient Vindelle Pounze au-dessus d’eux.
Modo entendit Vindelle demander : « Dites, archichancelier, vous croyez vraiment que cette fois ça va marcher… ?
— Vos intérêts nous tiennent à cœur, fit Ridculle.
— Ça, je n’en doute pas, mais…
— Bientôt, vous vous retrouverez comme avant, dit l’économe.
— Non, souffla le doyen. Justement !
— Bientôt, vous ne vous retrouverez pas comme avant, justement », bafouilla l’économe alors qu’ils tournaient à l’angle du bâtiment.
Modo reprit les poignées de la brouette et la poussa d’un air songeur vers le secteur à l’écart qu’occupaient son feu, ses tas de compost et de terreau de feuilles, ainsi que la petite cabane où il allait s’asseoir quand il pleuvait.
Avant, il était aide-jardinier au palais, mais il trouvait ce boulot-ci drôlement plus passionnant. Il en voyait vraiment des vertes et des pas mûres.
À Ankh-Morpork, on vit surtout dans la rue. Il s’y passe toujours quelque chose d’intéressant. Pour l’heure, le conducteur d’une charrette de fruits à deux chevaux soulevait le doyen d’une quinzaine de centimètres au-dessus du sol par le col de sa robe et le menaçait de lui enfoncer la figure à l’arrière du crâne.
« C’est des pêches, d’accord ? ne cessait-il de beugler. Tu sais c’qui arrive aux pêches qui attendent trop longtemps d’être vendues ? Elles s’abîment. Et y a des tas d’choses dans l’coin qui vont s’abîmer, moi, j’te l’dis.
— Je suis mage, vous savez, répliqua le doyen dont le chapeau pointu pendouillait. Si ce n’était pas contraire au règlement de me servir de la magie pour autre chose que me défendre, vous seriez dans un drôle de pétrin.
— Vous jouez à quoi, d’ailleurs ? demanda le conducteur en baissant le doyen afin de lui regarder par-dessus l’épaule d’un air soupçonneux.
— Ouais, renchérit un homme en s’efforçant de maîtriser l’équipage qui tractait un chargement de bois d’œuvre, qu’est-ce qui s’passe ? Y a des gens qui sont payés à l’heure, ici, vous savez !
— Avancez donc, là-bas, d’vant ! »
Le conducteur de bois se retourna sur son siège pour s’adresser à la queue de charrettes derrière lui. « C’est c’que j’essaye de faire, dit-il. C’est pas ma faute, à moi ! Y a tout un tas d’mages qui creusent dans la putain d’rue ! »
La figure crottée de l’archichancelier pointa par-dessus le bord du trou. « Oh, par tous les dieux, doyen, fit-il. J’vous ai dit d’arranger l’coup !
— Oui, je demandais justement à ce monsieur de reculer et de prendre un autre chemin », répondit le doyen qui craignait de bientôt manquer d’air.
Le marchand de fruits le retourna pour lui permettre de voir l’enfilade des rues bondées. « T’as déjà essayé de faire reculer soixante charrettes toutes en même temps ? demanda-t-il. C’est pas d’la tarte. Surtout quand personne peut bouger, vu que vous autres, vous vous êtes tellement bien débrouillés que les charrettes font tout le tour du pâté d’maisons et qu’elles se gênent les unes les autres pour passer, tu m’suis ? »
Le doyen essaya de hocher la tête. Lui-même s’était demandé s’il était raisonnable de creuser le trou à l’intersection de la rue des Petits-Dieux et de la rue Grande, deux des artères les plus passantes d’Ankh-Morpork. Sur le moment, le choix avait paru logique. Même les morts-vivants les plus obstinés auraient forcément la décence de rester enterrés sous une circulation aussi intense. Seul problème : personne n’avait sérieusement songé à la difficulté de défoncer deux rues importantes aux heures d’affluence.
« D’accord, d’accord, qu’est-ce qui s’passe ici ? »
La foule des badauds s’ouvrit pour laisser passer la silhouette massive de Côlon, le sergent du Guet. Il fendit la cohue d’un pas inexorable à la suite de sa bedaine. À la vue des mages plongés jusqu’à la ceinture dans un trou au beau milieu de la route, sa grosse figure rougeaude s’éclaira.
« Qu’est-ce qu’on a là ? fit-il. Une bande internationale de voleurs de croisements ? » Il ne se sentait plus de joie. Sa stratégie policière à long terme finissait par porter ses fruits !
L’archichancelier lui renversa une pelletée de terreau morporkien sur les souliers.
« Racontez pas d’bêtises, mon vieux, fit-il sèchement. C’est une question de vie ou d’mort.
— Mais oui. Ils disent tous ça, répliqua le sergent Côlon dont on ne détournait pas facilement une idée de son cap quand elle avait atteint sa vitesse de croisière mentale. J’parie qu’y a des tas d’villages dans des pays d’sauvages comme le Klatch qui payeraient cher un beau croisement prestigieux comme çui-là, hein ? »
Ridculle leva les yeux sur lui, bouche bée.
« C’est quoi, ce baragouin, sergent ? » fit-il. Il désigna d’un doigt irrité son chapeau pointu. « Vous m’avez pas entendu ? On est des mages. On fait notre boulot de mages. Alors, si vous pouviez faire dévier la circulation autour de nous, vous seriez bien aimable…
— … ces pêches s’abîment rien qu’à les regarder… fit une voix derrière le sergent Côlon.
— Ces vieux débiles nous bloquent depuis une demi-heure, se plaignit un conducteur de bestiaux dont les quarante bœufs avaient depuis longtemps échappé à son autorité pour errer au hasard dans les rues avoisinantes. J’veux qu’on les arrête. »
Le sergent comprit peu à peu qu’il s’était placé par mégarde sur le devant de la scène dans un drame qui réunissait des centaines de gens, parmi lesquels des mages, et tous en colère.
« Qu’est-ce que vous faites, donc ? demanda-t-il d’une petite voix.
— On enterre notre collègue. Ça s’voit pas ? » répliqua Ridculle.
Les yeux de Côlon pivotèrent vers un cercueil ouvert au bord de la route. Vindelle Pounze lui adressa un petit signe de la main.
« Mais… il est pas mort… dites ? fit-il, le front plissé dans son effort pour ne pas perdre pied.
— Les apparences sont parfois trompeuses, répondit l’archi-chancelier.
— Mais il vient de m’adresser un signe de la main, fit remarquer le sergent désespéré.
— Et alors ?
— Ben, c’est pas normal pour…
— Tout va bien, sergent », déclara Vindelle Pounze.
Côlon se rapprocha en crabe du cercueil.
« C’est pas vous qu’j’ai vu sauter dans l’fleuve, hier au soir ? demanda-t-il du coin de la bouche.
— Si. Vous avez été très serviable, dit Vindelle.
— Et après vous avez comme qui dirait sauté hors de l’eau.
— J’en ai peur.
— Mais vous êtes resté au fond un temps fou.
— Ben, il faisait très noir, voyez-vous. Je n’arrivais pas à trouver les marches. »
Le sergent Côlon devait reconnaître que c’était logique.
« Ben, j’suppose qu’vous êtes bien mort, alors, fit-il. Personne aurait pu rester si longtemps au fond à moins d’être mort.
— Voilà, approuva Vindelle Pounze.
— Seulement, pourquoi vous bougez et vous parlez ? »
Le major de promo passa la tête hors du trou.
« Il n’est pas rare qu’un cadavre bouge et émette des bruits après le décès, sergent, expliqua-t-il spontanément. C’est dû à des spasmes musculaires involontaires.
— Là-dessus, le major de promo a raison, fit Vindelle Pounze. J’ai lu ça quelque part.
— Oh. » Le sergent Côlon regarda autour de lui. « D’accord, dit-il d’une voix mal assurée. Ben… ça va, j’imagine…
— Voilà, ça y est, fit l’archichancelier en se dégageant du trou à quatre pattes, c’est assez profond. Allez, Vindelle, descendez.
— Vraiment, je suis très touché, vous savez », dit Vindelle en se recouchant dans le cercueil. Un bon cercueil qui venait de la morgue de la rue de l’Orme. L’archichancelier le lui avait laissé choisir lui-même.
Ridculle empoigna un maillet.
Vindelle se remit en position assise.
« Tout le monde se donne tellement de mal…
— Oui, c’est ça, dit Ridculle en regardant autour de lui. Bon… qui a l’pieu ? »
Tout le monde regarda l’économe.
L’économe se regarda les pieds d’un air piteux.
Il fouilla dans un sac.
« Je n’en ai pas trouvé », avoua-t-il.
L’archichancelier se prit le front dans la main. « Vous savez, ça m’étonne pas. Mais alors pas du tout. Vous avez trouvé quoi ? Des côtelettes d’agneau ? Une belle tranche de rôti d’porc ?
— Du céleri, répondit l’économe.
— Ce sont ses nerfs, s’empressa d’intervenir le doyen.
— Du céleri, répéta l’archichancelier, dont la maîtrise de soi était assez solide pour qu’on courbe des fers à cheval autour. Bien. »
L’économe lui tendit une botte verte et détrempée. Ridculle s’en saisit.
« Bon, Vindelle, dit-il, imaginez que ce que j’tiens dans la main…
— C’est très bien, fit Vindelle.
— J’suis pas vraiment sûr de pouvoir enfoncer…
— Ça m’est égal, je vous assure.
— Vrai ?
— L’intention y est. Donnez-moi le céleri et pensez que vous cognez sur un pieu, ça devrait suffire.
— C’est très chic de votre part, dit Ridculle. Ça dénote un bon esprit.
— Un esprit de corps », fit le major de promo.
Ridculle lui jeta un regard noir et tendit brusquement, d’un geste théâtral, le céleri à Vindelle. « Prenez ça !
— Merci, dit Vindelle.
— Maintenant on remet le couvercle et on va déjeuner, fit Ridculle. Vous inquiétez pas, Vindelle. Ça va marcher. Aujourd’hui, c’est le dernier jour de ce qui vous reste à vivre. »
Vindelle, allongé dans le noir, écouta les coups de marteau. Il y eut un choc sourd et des jurons étouffés à l’encontre du doyen qui ne tenait pas le bout du cercueil comme il fallait. Puis le crépitement de la terre sur le couvercle, de plus en plus faible et distant.
Après quelques instants, des grondements lointains lui donnèrent à penser que les activités de la ville avaient repris. Il entendait même des voix assourdies.
Il cogna sur le couvercle du cercueil.
« Vous ne pourriez pas parler moins fort ? demanda-t-il. Il y a des gens en dessous qui essayent d’être morts ! »
Les voix se turent. Des pas s’éloignèrent en hâte.
Vindelle resta ainsi un moment. Combien de temps ? il n’aurait su dire. Il s’efforça d’arrêter toutes ses fonctions, mais ça n’arrangeait rien, au contraire. Pourquoi était-ce si difficile de mourir ? Des tas de gens y arrivaient, même sans pratique.
En outre, sa jambe le démangeait.
Il essaya de tendre le bras pour se gratter, mais sa main toucha quelque chose de petit et de forme irrégulière. Il réussit à entourer l’objet de ses doigts.
Au toucher, ça ressemblait à une botte d’allumettes.
Dans un cercueil ? Est-ce qu’on croyait qu’il allait tranquillement fumer un cigare, histoire de passer le temps ?
Après pas mal d’efforts, il parvint à ôter une chaussure en poussant dessus avec l’autre pied et à la remonter jusqu’à ce qu’il puisse l’attraper. Elle lui fournit une surface rugueuse sur laquelle gratter une allumette…
Une lumière sulfureuse emplit son petit monde oblong.
Un tout petit bout de carton était épinglé à l’intérieur du couvercle.
Il le lut.
Il le relut.
L’allumette s’éteignit.
Il en gratta une seconde, rien que pour s’assurer de l’existence de ce qu’il avait lu.
Le message lui parut toujours aussi curieux, même à la troisième lecture :